Comment éviter le pire




Comment éviter le pire

Le problème énorme contre lequel notre société se cogne avec pertes et fracas réside dans l’absence de débats, absence car la majorité de l’opinion est soit en colère soit résignée et ne tolère plus la nuance : elle est en fait profondément excédée.


Nous assistons du coup à l’avènement d’une opinion tyrannique, souvent très habilement instrumentalisée et à son propre insu, qui juge, qui décrète, qui étiquette sur la base de l’idée unique de nos appartenances, que celles-ci soient liées à notre condition sociale, de pouvoir d'achat, de religion ou d'absence de religion, de croyances philosophiques et/ou idéologiques, d'appartenance aux cercles des pouvoirs ou pas, et ce, prouvée ou supposée, directement ou indirectement, de ville, de région, de quartier, d'amis, de collègues, d'entreprise, de statut socioprofessionnel, etc etc, la liste est longue.

Selon Dominique Seux, "le pouvoir actuel séduit le premier cercle, celui des classes moyennes supérieures. Le second, les classes moyennes, attend du concret et du pouvoir d'achat. Le troisième cercle est si résigné ou en colère que le choc de confiance reste pour lui et pour l'instant une vaste plaisanterie." Lire si besoin son très court et excellent article publié sur Les Echos intitulé Macron doit combattre le malheur français

En fait, inutile de faire l'autruche ou de faire comme si rien ne se passait, le débat se meurt dans notre pays, car « ils » veulent, consciemment ou non, tuer la réflexion basée sur la nuance qui conditionne pourtant par là-même la recherche de la vérité. Inutile aussi d'accabler celles et ceux qui tuent le débat.

En effet, il est évident pour la très grande majorité d'entre nous que la décadence est bel et bien là en France : la téléréalité, l'addiction absolue aux usages numériques, le délitement des liens sociaux, familiaux ou amicaux, la désertification des campagnes et la pauvreté des villes, la sacralisation du sexe brut au détriment du sentiment salvateur, etc etc, tout va dans le sens d'une diminution réelle de nos capacités à être épanouis, équilibrés et altruistes. 

Le vivre ensemble tient-il toujours ? Peut-il tenir ? Peut-il être encore réalistement un but visé, voulu, accessible ?

Si la réponse est "oui", comment canaliser et désamorcer les colères légitimes et souvent fondées d'une partie importante de l'opinion mais colères qui aveuglent autant ? 

Quelle part de responsabilité revient aux différents cercles de pouvoirs, aux individus, aux médias, à l'école, à la famille, à l'époque ?

Quel rôle pouvons-nous encore jouer chacun-e à notre niveau ?

Et surtout, comment éviter le pire, à savoir une révolution, dont la première victime a toujours été la vérité, et la seconde victime le peuple lui-même, car ensuite soit vaincu et ensanglanté dans une démocratie où tout sera à reconstruire, soit emmuré et réprimé dans une dictature, cette fois pour de vrai, car visible, décomplexée et ultra violente ? 


Voir à ce sujet ci-après le documentaire vidéo "La stratégie du choc" de Naomi Klein :




René Girard (1923-2015), 
anthropologue et philosophe français, élu à l'Académie française en 2005, écrivait que la violence est indifférenciatrice, à savoir qu'elle cherche à annuler la différence qu'elle voit chez les autres. 

Internet n'échappe donc pas à cette dynamique violente, ce que décrit très bien Raphaël Enthoven dans l'article posté ci-après dont j'ai trouvé la lecture instructive.

Bonne année à chacun-e sinon et in extrémis !

Et surtout un immense merci par avance à l'ensemble de mon lectorat pour vos avis et analyses, même brefs.

Lien source de l'article posté sur le média Le Huffington Post  : Le Parti Unanime règne en maître sur Twitter et il tue le débat


Raphaël Enthoven est professeur de philosophie, il présente La Morale de l’Info et Qui vive? sur Europe1 et "Philosophie" sur Arte.


23/10/2017 07:00 CEST | Actualisé 23/10/2017 13:01



AFP - Raphaël Enthoven, le 6 juin 2016 à Paris. 


Le Parti Unanime règne en maître sur Twitter et il tue le débat

Le PU est un parti transcourant puissant composé des éléments les plus dogmatiques. Son ennemi n'est pas le racisme, ni l'antiracisme, ni les bourgeois ni les prolétaires, mais la nuance.

Le 18 mai 2011 -soit quatre jours après l'arrestation de Dominique Strauss-Kahn pour agression sexuelle sur Nafissatou Diallo- l'avocate féministe Gisèle Halimi déclarait, au mot près: "Comment voulez-vous croire qu'une simple femme de ménage, noire, mère célibataire de surcroît, ne dise pas la vérité?"

Or, le 22 août, une motion de non-lieu transmise à la Cour Suprême de New York fit valoir que la plaignante ayant menti à plusieurs reprises et s'étant vantée, au téléphone, de vouloir extorquer de l'argent à l'accusé, son témoignage ne pourrait convaincre un jury "au-delà de tout doute raisonnable..." Le lendemain, le juge Michael Obus abandonna les poursuites contre DSK. Fin du volet pénal de l'affaire.

C'est dans ce contexte que, le 1er septembre, trois jours avant le retour de DSK en France, je rédigeai une tribune dans l'Express, dont le propos était que la phrase de Gisèle Halimi n'eût pas été moins scandaleuse si les circonstances lui avaient (accidentellement) donné raison: même si Madame Diallo n'avait pas menti et même si DSK avait été reconnu coupable de viol au terme d'un procès équitable, il eût été révoltant de présumer véridique le témoignage de la femme de chambre (au nom de son statut social et de la couleur de sa peau) et de présumer coupable l'homme blanc et riche qu'un tel témoignage mettait en cause.

Sur Nafissatou Diallo, Gisèle Halimi déclarait: "Comment voulez-vous croire qu'une simple femme de ménage, noire, mère célibataire de surcroît, ne dise pas la vérité?"

Il se trouve que la pathologie dont l'imprudence de Gisèle Halimi était le symptôme avait été repérée par Nietzsche au paragraphe 7 de la Première Dissertation de la Généalogie de la Morale, où le philosophe s'indigne que "les misérables seuls, les nécessiteux" soient tenus pour "les bons" et que "les puissants" soient "de toute éternité les mauvais". Bref: l'identification de la faiblesse à la vertu débouche sur la confusion du Bien et du Droit, l'irrespect de la présomption d'innocence, et le communautarisme (sous prétexte de lutte des classes). Résultat: avec les meilleures intentions du monde, il arrive qu'on racialise une disposition du caractère, alors que (au regard du droit) "Malgré la couleur de sa peau, Nafissatou Diallo n'est pas toute blanche et, malgré son sexe, DSK ne s'est pas comporté en prédateur."

Six ans plus tard, alors que le débat sur le mot-clef #balancetonporc bat son plein, Julien Salingue, co-animateur d'Acrimed, exhuma cette dernière phrase de mon article et la lança sur Twitter, sortie de son contexte mais assortie du commentaire suivant: "Je me demande comment Raphaël Enthoven, qui écrivait ceci en septembre 2011, se permet de donner des leçons de féminisme et d'antiracisme".

View image on Twitter



Julien Salingue@juliensalingue

Je me demande comment @Enthoven_R, qui écrivait ceci en septembre 2011, se permet de donner des leçons de féminisme et d'antiracisme.


Le procédé est habile, car il falsifie tout en donnant le sentiment de la précision. Au scrupule de l'archiviste (qui a dû chercher longtemps avant de trouver ce qu'il espère transformer en pépite) se mêle la désinformation du falsificateur qui tronque un texte en spéculant sur les bons sentiments de ceux qui n'en liront que ce morceau.

A la restitution méticuleuse (dont témoigne la capture d'écran) s'ajoute l'oubli délibéré des circonstances (à l'heure où j'écrivais cet article, ce que j'y écrivais était, aux yeux du droit, absolument exact).

Au scrupule de l'archiviste se mêle la désinformation du falsificateur qui tronque un texte en spéculant sur les bons sentiments de ceux qui n'en liront que ce morceau.

Ainsi fonctionne la propagande à l'ère des réseaux sociaux: elle brandit des faits qu'elle découpe et qu'elle met en scène pour leur donner la forme qui convient aux followers qui n'ont plus ensuite qu'à jouer le rôle de régie publicitaire, en retweetant et popularisant la bombe sale d'une information bidon. L'affaire est dans le sac.

Il faut comprendre que, sur Twitter, un seul parti règne en maître: le Parti Unanime (PU). C'est un parti transcourant, dont les membres ont parfois des opinions antagonistes. Et c'est un parti plus puissant que tous les autres, car il est composé des éléments les plus dogmatiques de chaque mouvement.

Ce n'est pas l'idéologie qui réunit les encartés du PU. C'est la méthode: le Parti Unanime est le parti qui demande aux gens de penser comme ils ont l'air d'être.

Pour en faire partie, il suffit de dire à celui dont l'opinion contredit la vôtre qu'il pense comme il est. Ou de discréditer la parole qui déplaît, en lui faisant le procès de son origine. Partant du principe qu'on décide avant de délibérer, le PU interdit tout raisonnement en l'indexant sur une appartenance.



Ainsi fonctionne la propagande à l'ère des réseaux sociaux: elle brandit des faits qu'elle découpe et met en scène pour leur donner la forme qui convient aux followers qui n'ont plus qu'à jouer le rôle de régie publicitaire, en retweetant et popularisant la bombe sale d'une information bidon.

Si vous êtes climato-alarmiste, le PU vous accusera d'être un écolo rêveur et indifférent aux contraintes modernes de la production, mais si vous êtes climatosceptique, le PU vous soupçonnera de travailler pour les lobbys pétroliers.

Si vous pointez le dévoiement de l'antiracisme en "non-mixité" et le paradoxe d'une lutte contre les discriminations qui passe elle-même par l'exclusion des blancs, on vous reprochera d'être un mâle blanc et de parler à ce titre. Mais si vous n'êtes pas un mâle blanc et que vous persistez à voir dans la non-mixité un renouvellement du racisme qu'elle prétend combattre, le PU verra en vous "l'idiot utile" de vos propres adversaires.

Si (comme c'était mon cas) tout en vous indignant que les Inrockuptibles fassent leur Une avec Bertrand Cantat, tout en déplorant qu'une association "féministe" comme Lallab refuse la pénalisation du harcèlement de rue, tout en prenant conseil auprès de femmes victimes de viol et de harcèlement avant de rédiger une chronique sur le sujet, et tout en vous félicitant qu'avec #balancetonporc la parole se libère enfin et la peur change de camp, vous osez attirer, néanmoins, l'attention sur les problèmes inévitables que pose un appel à la délation ("balance"), le PU mettra tout en œuvre (et fouillera dans vos archives) pour démontrer qu'en réalité vous êtes misogyne et raciste, et que c'est le maintien du patriarcat blanc qui dicte vos interrogations. 

Telle est la façon que le PU a trouvée de laver le cerveau pour faire prévaloir ses propres convictions. L'ennemi du PU n'est pas le racisme, ni l'antiracisme, ni les bourgeois ni les prolétaires, mais la nuance.

C'est la nuance qu'il faut abattre, ou le goût de regarder les deux vérités et de donner sa chance à un argumentaire qui n'est pas le sien.

C'est la nuance qu'il faut éliminer du débat car elle seule permet le débat.

Le PU a un mode opératoire, la horde.

Pour ce faire, le PU a une méthode: l'essentialisation (si vous dites ceci, c'est que vous êtes cela). Un moyen: la falsification (voici ce qu'à peu de choses près vous écriviez six ans plus tôt, donc votre opinion n'est pas recevable). Et un mode opératoire, la horde: puisque nous sommes des centaines (voire des milliers) à considérer que vous pensez comme vous êtes, alors vous devez être ce que nous sommes si nombreux à penser que vous êtes. Comme Cendrillon se prend au jeu (et oublie un instant qu'elle ne doit son allure de princesse qu'au sortilège de sa marraine) le PU croit, à l'ère de Twitter, que le vacarme fera de son propre discours une vérité -quand bien même il serait mensonger.

Malheureusement, ce n'est pas faux.

Le parti unanime (que Tocqueville appelait "Tyrannie de la majorité" dans De la Démocratie en Amérique) n'est pas le parti de la pensée unique.

C'est le parti du mode de pensée univoque.

Ce que vous pensez vraiment n'est pas la question. Seul compte ce que vous devez être déterminé à penser en vertu de l'essence qu'on vous accole.

Le paradoxe est que l'écrasement (fatal au débat) d'une parole sous l'identité présumée de son locuteur prend sa source dans un geste libératoire qu'on trouve dans L'idéologie allemande de Marx et Engels.

"Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience" écrivent-ils. Autrement dit: les idées que nous croyons avoir tout seuls nous sont, en réalité, dictées par notre situation dans le monde et les rapports de force auxquels nous sommes exposés. Nos idées sont inséparables de nos conditions d'existence. 

Qu'on pense en bourgeois ou qu'on pense en ouvrier, le raisonnement que nous tenons est indissociable du lieu d'où nous parlons. 

En termes marxistes, la "production des idées" est l'émanation directe de nos "comportements matériels". 

A "l'idéologie", qui impose d'en haut des catégories abstraites où l'immobilisme et la bonne conscience s'entendent comme larrons en foire, Marx et Engels opposent la réalité des antagonismes sociaux: notre libre-arbitre n'est qu'une illusion qui recouvre un chaos traversé par des rapports de force. Bref, nous ne sommes pas libres, mais on gagne en liberté quand on sait qu'on ne l'est pas. 

Prendre conscience des forces qui nous font penser (et nous donnent, en plus, l'illusion que nous sommes l'origine de nos idées) est une façon de s'en libérer. Comme le jour où on s'aperçoit que la volonté ne choisit rien, mais qu'elle est toujours déjà orientée par des conditions qui la précèdent.

Dans mon petit cas, la victime de ces manœuvres n'est pas moi-même. La victime n'est que mon image. Or, je ne suis pas mon image. Et je regarde tout cela avec la curiosité d'un ethnologue.

Mais ce qui se donnait au XIXe siècle, chez Marx, comme un outil de compréhension, est devenu un outil de jugement.

Le geste marxien qui permettait de comprendre un discours avant de l'évaluer est devenu une arme au service de propagandistes attachés à disqualifier l'opinion qui dérange en enfermant celui qui la profère dans l'identité qu'on lui attribue.

La démarche qui, parce qu'elle fait la généalogie de nos idées, enrichit le débat, est devenue l'arme au service d'une volonté de faire taire l'opinion qui déplaît en lui faisant le procès de ses arrière-pensées. Comme dit Bergson dans Le Rire(dans une phrase dont il ignorait qu'elle décrirait inlassablement le mode de fonctionnement des réseaux sociaux): 

"Nous ne voyons pas les choses-mêmes. Nous voyons seulement les étiquettes qu'on a collées sur elles." C'est la raison pour laquelle, de nos jours, le débat en ligne (quand on dispose d'une parole publique) consiste uniquement à s'enduire d'anti-adhésif en permanence.

Dans mon petit cas, la victime de ces manœuvres n'est pas moi-même. La victime n'est que mon image. Or, je ne suis pas mon image. Et je regarde tout cela avec la curiosité d'un ethnologue. La vraie victime, c'est le débat lui-même et tous ceux qui, cédant à la tentation d'être convaincus par ce genre de falsifications, sont perdus pour la cause.

Au lieu de produire de la dialectique, d'avoir la vérité en partage et la civilité pour viatique, les protagonistes en sont réduits à s'entretuer, ou pire: à s'opposer.

Au lieu de consister en une discussion entre gens de bonne volonté sur le racisme et l'antiracisme, sur la pertinence des généalogies nietzschéenne ou marxienne, sur le souci de lutter contre le harcèlement sans basculer dans la délation, ou sur les questions redoutables que posent la non-mixité, l'intersectionnalité, ou encore le statut de la présomption d'innocence à l'ère des réseaux sociaux, le débat se résume à des crachats collants et des coups sous la ceinture, auxquels on tente de répondre sans trop s'abaisser soi-même.

Au lieu d'évoquer les risques de #balancetonporc et de chercher ensemble le meilleur moyen de ne pas transformer cet appel en un pousse-au-crime, on passe son temps à se défendre d'être celui que vos adversaires (devenus vos ennemis) voudraient voir en vous.

Au lieu de faire entendre des arguments, on perd son temps à démontrer le droit de les proférer sans être taxé du pire.

Au lieu de produire de la dialectique, d'avoir la vérité en partage et la civilité pour viatique, les protagonistes en sont réduits à s'entretuer, ou pire: à s'opposer. Car le Parti Unanime (qu'on appelle aussi police de la pensée) vous enferme dans l'identité qu'elle vous attribue, comme on assigne à résidence un délinquant potentiel.

En fait, les membres du Parti Unanime ne jugent jamais: ils préjugent. Ils ne discutent pas: ils décrètent. Et le préjugé est au jugement de droit ce que l'épuration sauvage est au procès, ou ce que la polémique est au dialogue: un lynchage qui n'assume pas sa vraie nature.

RIP le débat.

NB: A l'intention du Parti Unanime, qui aura peut-être l'inélégance d'observer que le HuffPost est dirigé par Anne Sinclair qui était en 2011 l'épouse de DSK, je rappelle que l'affaire DSK fut traitée dans ce média (lancé le 23 janvier 2012) avec une totale impartialité [NDLR: Anne Sinclair n'assure plus la direction éditoriale du HuffPost depuis janvier 2017, mais elle en reste fondatrice et marraine].

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