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Interview d'un grand, Willy Ronis

Propos recueillis par Valérie Duponchelle / source : Le Figaro

Fils d'un émigré juif d'Odessa (Ukraine) et d'une pianiste juive lituanienne, Willy Ronis, né le 14 août 1910 à Paris, a gardé ce charme doux venu d'Europe centrale. Homme posé, tout en courtoisie et en mesure, cet admirateur de Stevenson et de Julio Cortazar, des Fraises sauvages, de Bergman, et du génie Fellini est l'une des dernières grandes figures de la photographie humaniste. Avec la complicité du Jeu de paume, Arles lui rend hommage en une belle rétrospective à l'église Sainte-Anne, émouvante comme le Requiem de Fauré qu'il aime tant. Rencontre avec un homme engagé qui ignore toujours, à 99 ans, le sectarisme, le snobisme, le pessimisme complaisant et la vulgarité.

L'amour de l'humain, est-ce votre signature?

Oui, je suis né comme ça. Naturellement, cela se traduit dans mon travail. J'en suis ravi. C'est ma nature.

Vous avez donné une définition de l'école humaniste : «C'est le regard du photographe qui aime l'être humain»… Retrouvez-vous ce regard chez les photographes d'aujourd'hui ?

Certainement. Cela a existé de tout temps. Cela existera tant qu'il y aura des hommes. Les hommes vivent en société, les uns auprès des autres. Il est bien normal que des affinités se composent et se traduisent par des contacts chaleureux, importants, comme ceux que j'ai vécus.

Ce sens de la communauté vient-il de votre entourage familial ?

Mes parents vivaient dans une petite cellule familiale assez isolée. Dès l'adolescence, j'ai fréquenté des groupes. À l'âge adulte, j'ai rencontré pas mal de monde. Comme j'ai un grand plaisir à m'entretenir avec mes semblables et le contact facile, tout s'est construit spontanément. J'ai tenu cela de mon père, un homme extrêmement chaleureux, fantastique, toujours gai malgré les adversités, et il en a eu. Il a été ma vraie mère. Cela a déteint sur moi. J'ouvre sur mes contemporains des yeux qui leur sont d'emblée favorables. Quitte à me tromper. La foi n'est pas en cause. Ma mère était juive, religieuse, mais je n'ai pas été touché par cette grâce. J'ai très bien vécu sans.

Bonté, amour du prochain… Ce ne sont pas des valeurs terriblement démodées ? Est-ce pour cela que vos photos les plus tragiques gardent une lueur d'espoir ?

Certaines sont tragiques, c'est vrai. Comme ce Mineur atteint de silicose que j'ai photographié à Lens, dans le Pas-de-Calais, en 1951. Devinez son âge ? Il avait 47 ans et la tête d'un homme de 70 ans. Il s'appelait Émile Fontaine. Il ne mangeait plus. Il fumait seulement. Il ne marchait presque plus. Il restait assis en tailleur dans un fauteuil, se risquait, vacillant, à faire quelques pas dehors en s'appuyant sur le mur. Il est mort quelques mois après la photo. Je l'avais rencontré grâce à des amis lensois qui m'aidaient dans ma quête de motifs. Je suis entré chez lui pour me présenter et lui demander si je pouvais prendre sa photo derrière la fenêtre, où j'avais eu mon premier regard sur lui. C'est la circonstance qui fait le contact.

Quel a été le déclic de votre engagement politique, vous qui avez photographié le Front populaire, sa joie, puis sa déception?

J'avais 13 ans lorsqu'un soir dans le métro je vois entrer quatre ouvriers avec leurs casquettes sur la tête, signes distinctifs de l'ouvrier parisien. Ils se mettent à chanter. Un chant grave dont les paroles m'étaient inconnues et me touchent profondément. Le lendemain, au lycée, un ami m'explique qu'ils chantaient La Jeune Garde, un chant révolutionnaire. C'est une des premières émotions qui m'ont marqué et ouvert les yeux sur la condition humaine et, plus spécifiquement, sur la condition ouvrière. De là, de proche en proche, je suis devenu communiste à 14 ans. Cette marque-là ne s'est jamais effacée. J'ai conservé toujours un immense respect pour la condition des travailleurs et leur défense.

Cet engagement précoce vous a sans doute porté pendant la période noire de la guerre, vous qui avez traversé de nuit, en juin 1941, la ligne de démarcation?

Je sentais venir la persécution. À Paris, j'avais dû aller faire tamponner ma carte d'identité avec le tampon «Juif». À Nice, à Cannes, puis dans le Vaucluse, je ne me suis pas vraiment caché. Je n'ai même pas changé de nom puisqu'il ne comportait pas de signes étrangers. Mon nom aurait pu être français.

Avez-vous fait des photos de cette persécution qui s'avançait sur les Juifs d'Europe ?

Non, très peu.

Pourquoi ?

Je ne sais pas. Peut-être que cela me dérangeait trop. Si j'avais été célibataire, j'aurais sans doute pris des risques. J'avais ma mère à ma charge. Elle est restée à Paris, avec une inconscience folle. Elle a survécu à Paris. C'est le destin dans toute sa violence et sa bizarrerie. J'ai eu de la chance. Je suis le seul à m'être échappé lorsque nous avons traversé la ligne de démarcation et qu'une patrouille allemande nous a interceptés. J'étais jeune, j'ai pu courir. Les autres étaient des familles avec des enfants.

En 1944, lorsque vous rentrez à Paris, vous gardez votre foi en l'homme. Vous auriez pu faire des photos des lâches et des salauds…

Il y avait de la matière. Mais ce n'est pas ce qui m'intéressait. J'étais témoin, je n'avais pas envie de faire de la dénonciation. Le témoignage suffisait déjà. Je ne voulais pas rajouter de l'indignité à l'indignité. J'ai mes qualités et mes faiblesses. Mais, tout compte fait, je n'ai pas trop à rougir de mon passage dans la vie. Même la guerre n'a pas altéré mon optimisme foncier. Je ne crois pas en la perfectibilité de l'homme, non, mais il y a suffisamment de braves gens pour que l'on n'ait pas à désespérer. Je veux croire que les hommes seront assez sages pour organiser la société afin qu'elle fasse le moins de mal possible. J'écoute la radio, je vote, je me mets encore en colère. Pour la première fois de ma vie, je n'ai pas voté pour les élections européennes.

La pudeur est dans toutes vos images. Comment regardez-vous la photographie contemporaine, qui la pratique si peu ?

Je ne suis pas exhibitionniste. Ce nouveau monde des photographes, je ne le connais pas bien. Depuis que je ne peux plus courir les rues comme avant, je vois beaucoup moins mes confrères. Je les vois ici, en Arles, et je vois les images qu'ils produisent dans des illustrés.

Et il y a d'excellents photographes comme le Tchèque Josef Koudelka. Nan Goldin (la photographe américaine de l'underground et de la transgression NDLR) ?

Cela me dérange plutôt. Pourtant, la femme est charmante. Bien sûr, on peut traiter tous les sujets, on peut tout montrer. Mais il ne faut pas que cela devienne un système. Remarquez, il y a des choses aimables dans son travail, mais c'est très minoritaire. Je respecte néanmoins sa recherche.

Qu'aimeriez-vous que l'on dise de vous ?

C'était un brave type et il était bon photographe.

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